Sur l'acrostiche et autres acrobaties

pierre-thiry Par Le 23/12/2023

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Mle Mars (source Gallica BnF)

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When Mars plays Roxelanne she is a teen (source Gallica BnF)

 

Entre virtuosité et amusements, il existe des formes littéraires qui finissent par susciter le sourire à force d’avoir été trop pratiquées. Mais la littérature aimant les tourbillons pleins d’imprévus, il arrive que ces vieilles formes rejaillissent comme un large fleuve majestueux après avoir traversé plusieurs siècles sous l'allure d'un maigre ruisseau banal. Presque invisible à force de transparence, il semble que l’acrostiche ait suivi ce parcours. Après avoir été le passage obligé d’une haute élégance symbolique dans l’antiquité (on trouve des acrostiches chez les Grecs les Hébreux et les Romains), cette forme textuelle aurait fini par prendre selon l’opinion des professeurs amateurs de beau style l’allure d’une vieillerie démodée tout juste bonne à amuser les écoliers, comme une broderie baroque qui pourrait encore servir à fabriquer des rideaux à moindres frais.

Dans une lettre adressée à Louise Colet le 7 octobre 1852, (source: Université de Rouen) Gustave Flaubert l’aborde comme un symbole de régression vers une écriture désuète : « Maintenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l’acrostiche, aux poèmes sur les cafés ou le jeu d’échecs […] je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans cent ans. Mais je ne voudrais pas naître maintenant et être élevé dans une si fétide époque. » Qu’est-ce qui dans l’acrostiche pouvait justifier cette hargne de Flaubert alors que le Second Empire commençait à peine à balbutier ? Cent-soixante-dix ans après cette lettre de Flaubert, peut-on encore considérer l'acrostiche comme une forme régressive? 

De la réponse à ces deux questions, nous pourrons peut-être comprendre pourquoi ce terme évoquait pour Flaubert cette idée de moisissure où son siècle aurait basculé. Mais avant d’approfondir ce sujet, il convient de délimiter le champ que l’on va parcourir. Selon le « Trésor de la Langue française », l’acrostiche est une « pièce dont les vers sont disposés de telle manière que la lecture des premières lettres de chacun d’eux, effectuée de haut en bas, révèle un nom, une devise, une sentence, en rapport avec l’auteur, le dédicataire, le sujet du poème, etc. » 

De cette définition il découle trois idées importantes :

1° L’acrostiche semble relever de la poésie : il implique des vers, donc une versification. La versification est en général considérée comme un signe extérieur de langage poétique.

2° L’acrostiche propose un sens de lecture inhabituel. La langue française se lit généralement horizontalement et de gauche à droite. L’acrostiche propose une lecture verticale de haut en bas. Cette caractéristique le rattache à une forme d’acrobatie verbale et à une lecture qui n’est pas immédiate, à une écriture qui n’est pas sans virtuosité.

3° L’acrostiche peut concerner une foule de domaines : du nom propre d’une personne à qui l’on veut rendre hommage en passant par le thème du poème en allant jusqu’à explorer tous les infinis possibles qu’ouvre cette merveilleuse locution finale : « etc. » (et caetera). 

Ces trois idées simples que l’on pourra compliquer en les approfondissant laissent supposer que l’acrostiche n’est peut-être pas qu’un simple amusement.

1° Est-ce un simple exercice ludique ?

Les gens sérieux et qui font profession de l’être aiment souvent nous démontrer qu’une forme poétique est un simple amusement qui ne mérite pas qu’on l’explore. L’écrivain (aujourd’hui oublié) Joël de Lyris faisait assurément partie de ces gens qui cherchaient à paraître sérieux et austères. La Semaine diocésaine de Rouen, dans son édition du 5 mai 1906 (disponible sur Gallica BnF ) recommandait avec insistance son ouvrage « Le choix d’une bibliothèque. Guide de la lecture » publié chez Aubanel Frères éditeurs à Avignon : « Joël de Lyris est certainement le premier qui ait eu une notion claire et précise de ce que doit être un livre destiné à guider le public, quel qu’il soit dans le choix de ses lectures. Il y a réussi avec une logique admirable, posant des règles sûres, n’affirmant rien sans preuves, entrant dans les détails les plus minutieux, de telle sorte que chacun voit immédiatement quels livres il doit introduire dans sa bibliothèque. » Pouvait-on lire dans cette pieuse revue catholique du Diocèse de Rouen ? Que cet auteur, après avoir dirigé le public vers de saines lectures, se soit ensuite intéressé à la versification et qu’il ait dans son Traité de versification (1926) (disponible sur Gallica BnF) accordé une place de choix à l’acrostiche doit donc retenir notre attention.

D’emblée il place l’acrostiche sous la rubrique « Amusements poétiques : On ne peut pas désigner autrement les morceaux qui sont plutôt des exercices de versification que des poésies, et dont le but est moins d’exprimer des sentiments poétiques que de surmonter quelques difficultés dans la composition des vers. Tel est par exemple l’acrostiche (en grec, vers à tête), petite pièce composée d’autant de vers qu’il y a de lettres dans le mot, et dont chaque vers commence par une des lettres de ce mot, prises dans leur ordre naturel de succession. Voici par exemple, un acrostiche présenté à Louis XIV par un poète qui avait plus d’esprit que d’argent : 

 

« ouis est un héros sans peur et sans reproche :

« n désire le voir. Aussitôt qu’on l’approche, 

« n sentiment d’amour enflamme nos cœurs ;

« l ne trouve chez nous que des adorateurs

« on image est partout exceptée dans ma poche »

 

Joël de Lyris ne nous dit pas le nom de ce poète plein d’esprit qui se serait « amusé » à écrire ces vers. Il ne semble guère avoir cherché à le connaître. Le rigoureux auteur dont la Semaine diocésaine de Rouen prétendait qu’il n’avançait rien sans preuve est donc ici pris en défaut. S’il avait un tout petit peu cherché, il aurait sans doute trouvé.

Il lui suffisait pour cela de lire la une du journal « Le Peuple » du 5 juin 1921 (disponible sur Gallica BnF). On y découvre que l’auteur de cet acrostiche n’était autre qu’un fils naturel de Louis XV : Louis-François Archambault, dit Dorvigny (30 mars 1742- 4 janvier 1812). Cet acrostiche avait donc été écrit en hommage à Louis XV (son père naturel) et non pas en hommage à Louis XIV. Et visiblement, il avait été écrit moins par amusement que par un urgent besoin de subsides (et quoi de plus naturel que d’en réclamer à son père fut-il naturel). En oubliant de citer le véritable auteur de cet acrostiche, le téméraire Joël de Lyris faisait donc preuve d’une considérable légèreté. En tirant cet acrostiche vers l’amusement il ne cherchait qu’à en gommer la virtuosité qui ne peut naître que de la sincérité. Dorvigny était un auteur habile et prolixe. Charles Monselet (1885-1888) lui a consacré plusieurs pages dans le tome 2 de son ouvrage intitulé « Les oubliés et les dédaignés : figures littéraires de la fin du XVIIIe siècle (disponible sur Gallica BnF).

Ce dédain pour l’acrostiche, Joël de Lyris ne fut pas le seul à le professer. Bien d’autres avant lui avaient défendu cette idée. Dans son Petit traité de poésie française, Théodore de Banville (1823-1891) écrivait

«L’Acrostiche appartient déjà non plus à la versification, mais à l’amusement, au jeu de société et au tour de force inutile. C’est un poème (s’il mérite ce nom) composé à la louange d’une personne, et dont les vers, égaux en nombre aux lettres qui composent le nom de cette personne, commencent chacun par une de ces lettres, dans l’ordre où elles sont disposées pour former le nom que célèbre l’Acrostiche. Il est bien difficile d’en trouver un qui méritât d’être cité. »

Et il n’en dit pas plus… Ce jugement rapide doit étonner de la part d’un auteur si prompt par ailleurs à édicter des règles et des contraintes à la versification. 

Et pourtant, onze ans avant la naissance de Théodore de Banville, dans l’Épicurien français, ou les dîners du caveau moderne du 1er décembre 1812 on pouvait lire combien l’acrostiche était une forme poétique propice aux riches floraisons depuis plusieurs siècles.

« Sous Louis XIV on eut la manie des acrostiches. On en fit de doubles, c’est-à-dire sur le même nom répété à la fin de chaque vers : d’autres où la même lettre était au commencement du vers et à l’hémistiche. On en fit même où la même lettre était répétée cinq fois dans le même vers : on l’appelait alors pentacrostiche. » 

À ceux qui ne voient dans l’acrostiche qu’un amusement simple et facile il est bon de rappeler que 

2°Ce courant poétique a traversé les siècles

On en trouvera quelques illustrations dans les « Amusements philologiques, ou variétés en tous genres » de G.-P. Philomneste sous ce pseudonyme se cachait en réalité le bibliothécaire et savant Gabriel Peignot (1767-1849) :

« Les acrostiches remontent à la plus haute antiquité. On trouve dans la Bible quelques textes qui sont des acrostiches, c’est à dire, dont les versets commencent par des lettres de l’alphabet hébreu. Tels sont le psaume 33, et le psaume 118, la femme forte de Salomon, les Lamentations de Jérémie. » (source ici sur Gallica BnF) Les spécialistes de la Bible en hébreu sauront compléter le savoir fragmentaire de Gabriel Peignot à ce sujet.

Peignot cite également le poète et dramaturge Latin Plaute comme étant l’auteur d’un grand nombre d’acrostiches dans son théâtre. Il en cite un de neuf vers sur le nom d’Amphitryon : 

Amusemens philologiques ou varie te s en peignot gabriel bpt6k64811587 27

L'acrostiche mélangé au télestiche était un exercice de virtuosité à l'époque médiévale dans la versification latine issue de la scolarité monastique. Le fait est signalé par Joseph de Ghelinck dans son ouvrage: Littérature latine au Moyen-âge » (disponible sur Gallica).

La poésie française a su (après la poésie latine) s'emparer avec brio de l’acrostiche. Gabriel Peignot (dans « Amusements philologiques, ou variétés en tous genres ») l'exprime ainsi: « Lorsqu’on commença à cultiver ce genre de poésie en France, on le fit avec une espèce de fureur, et on tenta tous les moyens imaginables d’en multiplier les difficultés : on vit des acrostiches dont le vers non seulement commençaient, mais finissaient par la lettre donnée; d’autres où cette lettre se trouvait au commencement du vers et à l’hémistiche ; quelquefois les acrostiches commencèrent à rebours, c’est à dire, par la lettre du dernier vers, en remontant de là jusqu’au premier. » 

Comme exemple de ces acrostiches doubles où le même nom se trouve au commencement et à la fin des vers Gabriel Peignot cite (sans en préciser l’auteur, car sans doute ) un célèbre quatrain sur le prénom Anna : 

Amusemens philologiques ou varie te s en peignot gabriel bpt6k64811587 30

 

On retrouve ce quatrain double acrostiche dans « Bigarrures et touches du seigneur des Accords » (disponible sur Gallica BnF) avec une formulation légèrement différente.

Acrostiche te le stiche anna in bigarrures et touches du seigneurs des accords(Source Gallica BnF)

Étienne Tabourot (1549-1590) range dans la catégorie des espèces « laborieuses et spirituelles » « ce Quatrain François, qui contient à la fin et au commencent A N N A et encor que j’ai souvenance d’en avoir vu un semblable aux œuvres de quelques poète né du temps de Marot, toutefois, je n’ai pas bonne souvenance des mots ; mais soit que je m’en sois souvenir, ou je l’aie raccommodé à ma fantaisie. » Doit-on déduire de ce paragraphe qu’Étienne Tabourot serait l’auteur de ce quatrain ? Rien n’est moins sûr d’autant plus que l’on discute sur le point de savoir si le Sieur du Buisson, baron de Grannas ne serait pas le véritable auteur de ces « Bigarrures des touches du seigneur des Accords »…

Ce même double acrostiche est cité dans la Grande encyclopédie méthodique universelle illustrée, des jeux et des divertissements de l’esprit et du corps (1888) par Th.de Moulidars (1842-1916). Il fait écrire à Th de Moulidars : « Ce genre de poésie fut cultivé surtout par les versificateurs latins de la décadence, puis par les écrivains de la Renaissance qui augmentèrent à l’envi les difficultés de ce jeu de l’esprit. L’acrostiche double est celui où le même mot est reproduit au commencement et à la fin des vers, comme dans celui-ci. »

Plusieurs auteurs signalent également une forme d’acrostiche double où la lecture verticale a lieu au début du vers et à l’hémistiche. Gabriel Peignot cite un acrostiche double ainsi monté sur l’initiale et l’hémistiche formant le nom de Catherine Bienfait.

Amusemens philologiques ou varie te s en peignot gabriel bpt6k64811587 35

C’est sur le même modèle que le poète Nancéien René d’Avril (1875-1966) a écrit un double acrostiche en l’honneur du clavier bien tempéré de Bach sur une carte postale dessinée par André Dupuis.

Musiciennes clavecin bien tempere

On trouvera dans les ouvrages que j’ai cités ci-dessus une abondance d’autres variations sur des lignes d’écriture dissimulées à l’intérieur de poèmes, en verticale, en diagonale pour former des croix ou des dessins divers exprimant des symboles divers et variés aux sens multiples. On sait que cette règle a été utilisée par Georges Perec dans le chapitre central de son roman « La vie mode d’emploi » (1978). Il s’agit d’un poème construit sur des lignes de soixante signes regroupés en soixante lignes dans lequel le mot « âme » est encrypté. On le voit la notion d’acrostiche, loin d’être un jeu d’acrobates enfantins est aussi une pratique de grande et belle littérature. 

L'acrostiche double (se lisant verticalement au début et à la fin du vers) est depuis peu dénommé par le néologisme acroteleuton. Attesté sur le site de l'Académie de Normandie (cliquez ici) :

«Le mésostiche concerne les lettres médianes du poème formant un mot - Le téléstiche met en relief les lettres finales du poème et forme donc un mot, généralement lues de bas en haut - L'acroteleuton combine l'acrostiche et le télestiche.»

Mais avant de conclure (provisoirement) cette présente étude sur l’acrostiche, je voudrais ici m’inscrire en faux contre une rumeur (infondée) diffusée sur Internet qui voudrait qu’il n’y ait aucun exemple d’acroteleuton dans la littérature française. Dans la littérature d’aujourd’hui, celle du XXIe siècle en train de se faire, on en trouve quelques exemples dans la communauté de ceux que l’on appelle les Instapoètes. J’en ai moi-même écrit deux visibles sur mon profil Instagram et sur ma page Facebook.

 

D'autres acrotéleutons sont visibles sur le site Gallica BnF de la bibliothèque nationale. Dans une œuvre de circonstance écrite durant la révolution française (1792) « Acrostiche ou miroir d’un républicain factice de Montluel y postulant la place de juge à l’élection de novembre»  en descendant à l’initiale, on lit Pages (il s’agit du nom du citoyen en question). Si l’on remonte les lettres finales on tombe sur etete ce qui peut se traduire par étêté (sans doute pas par hasard si l’on se réfère à l’époque où ce quatrain a été écrit.

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Ce quatrain était vraisemblablement une mise en garde (ou une menace) adressée à Monsieur Pages. L'usage de l'acroteleuton pour ce type de message atteste qu'il existait une catégorie de lecteurs pour qui ce type de littérature était monnaie courante.

Un autre exemple d’acroteléuton remarquable est cet acrostiche en hommage au talent de Mlle Mars. À l’initiale se lit « Mars » à la finale on lit « teen » (abréviation du mot anglais « teenager ») ce téléstiche n’est évidemment pas là par hasard.

Acrostiche a melle mars jouant bpt6k54689325 1(source Gallica BnF)

L’auteur de ce quatrain a manifestement voulu insister sur la pétillante jeunesse que Mlle Mars a su insuffler au personnage de Roxelanne qu’elle interprétait. «When Mars plays Roxellane she is a teen...» aurait dit un spectateur américain présent dans la salle ce jour-là.

Mlle mars lithographie de demanne lithographe btv1b8422290b 1Portrait de Mlle Mars (1779-1847) source Gallica BnF

 

Il faut également sans doute voir un acroteleuton dans cet acrostiche publié dans le programme des Folies-Bergères du 19 octobre 1890 en hommage au célèbre ventriloque James Harley À l’initiale on lit J Harley, à la finale on lit « tte tete » ce que peut se traduire par « toute tête » une jolie figure pour représenter la virtuosité du ventriloque du James Harley...

Folies berge re programme bpt6k998538t 4(source Gallica BnF)

À l’issue de ce vagabondage autour de l’acrostiche et de ses dérivés, j'espère avoir réussi à prouver que l’acrostiche ses raffinements et ses perfectionnements relèvent entièrement de la poésie : ils respectent tous les impératifs d'une versification très subtile. 

L'acrostiche constitue une forme d’acrobatie verbale qui est une manière élégante d’installer un sentiment poétique. L’acrostiche peut concerner une foule de domaines : du théâtre à la politique en passant par la passion amoureuse en allant jusqu'au portrait d'un ventriloque des Folies Bergères. 

À l’heure où les embardées du monde réclament de la part du poète une haute exigence dans l'expression subtile de sa pensée la forme acrostiche est sans doute une structure promise à un riche avenir. Que l'on songe à ce sonnet savoureusement compliqué cité par Charles Asselineau dans son Histoire du Sonnet. Les ressources de l'informatique moderne nous permettront certainement dans l'avenir de compliquer à l'infini ces formes poétiques savantes et fantasques...

Histoire du sonnet pour servir asselineau charles bpt6k96117661 29 2